TEMPS FORT : Après l'ouragan, la crise humanitaire

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1 Septembre 2005Le TempsPierre Chambonnet

Le chaos total. Une crise humanitaire sans précédent. Malgré l'absence de bilans exhaustifs, la catastrophe provoquée par le passage du cyclone Katrina aux Etats-Unis est d'une ampleur biblique. La côte sud ressemble à une succession d'îlots sur le point d'être engloutis par les flots. Au milieu de corps qui flottent, les secours tentent d'atteindre les réfugiés agglutinés sur des refuges de fortune. Les autorités doivent également contenir les mouvements de pillage. Des voleurs, après avoir investi des magasins de bijoux et de vêtements, font flotter devant eux les poubelles en plastique remplies de leur butin. Avec la paralysie des réseaux de communication, les informations en provenance de la région sont fragmentaires. Seule certitude, les conséquences de la catastrophe dans les Etats du golfe du Mexique, notamment en Louisiane, dans le Mississippi et en Alabama, dépassent déjà de loin les bilans des cyclones antérieurs. Malgré le souvenir de précédents dévastateurs – Camille en tête, l'ouragan de 1969 qui avait fait près de 400 victimes – l'ampleur des destructions de Katrina semble sans équivalent. Certains sites d'informations américains évoquaient hier un retour de la Louisiane à l'âge préindustriel. Et pour une durée indéterminée. «Je ne peux qu'imaginer que c'est à cela que ressemblait Hiroshima il y a 60 ans», s'est exclamé le gouverneur du Mississippi, Haley Barbour, devant le spectacle de régions entières dévastées, comme détruites par les stigmates de la guerre: immeubles démolis, toitures arrachées, débris par milliers qui flottent, citoyens treuillés par hélicoptère, végétation hachée... En Louisiane, Kathleen Blanco, la gouverneure, appelait quant à elle ses administrés à consacrer la journée entière de mercredi à la prière. «Cette tragédie dépasse de loin toutes les précédentes», a-t-elle déclaré. Face à ce drame, la Croix-Rouge américaine a mobilisé des milliers de volontaires dans le cadre de la plus importante de ses opérations liées à une catastrophe naturelle. Sans bilan officiel précis, même provisoire, tous les indicateurs confirment une catastrophe hors normes: l'importance des secours dépêchés sur place, l'estimation des dégâts occasionnés (25milliards de dollars), un record en matière de désastre d'origine naturelle sur le sol américain. Plusieurs sources pronostiquent, au minimum, «plusieurs centaines de morts». Le maire de La Nouvelle-Orléans a même déclaré: «Plus vraisemblablement des milliers.» Tardant à prendre des mesures d'envergure, les autorités fédérales ont fini par dépêcher hier navires et hélicoptères du Pentagone. Le président Bush, qui a interrompu ses vacances, est arrivé mercredi à Washington pour coordonner les secours. Il ne s'est pas encore exprimé publiquement sur le désastre mais il va demander au Congrès de débloquer un fonds exceptionnel d'urgence, a indiqué mercredi la Maison-Blanche. Il y a peut-être «des centaines de morts sur la côte» du sud du Mississippi, une région où vivaient 250 000 personnes, a affirmé le porte-parole de la mairie de Biloxi, une des villes les plus touchées par le cyclone. Dans la petite ville de Bay St. Louis, les équipes de secours ont peint des marques sur les maisons qui contiennent des cadavres, faute de camions réfrigérés en nombre suffisant pour évacuer les corps. Un million de personnes étaient sans électricité dans le Mississippi, la Louisiane et l'Alabama, et cela devrait durer plusieurs semaines dit-on déjà. La distribution d'eau courante est très perturbée, et les réseaux de communication sont coupés, laissant de nombreuses régions pratiquement isolées. Hier, l'attention se focalisait sur la Louisiane. Après la rupture de deux digues, l'eau montait à une vitesse vertigineuse dans les rues de La Nouvelle-Orléans, une agglomération de 1,4 million d'habitants. Depuis mardi, les eaux ont envahi 80% de la ville, et les autorités ont ordonné l'évacuation des dizaines de milliers d'habitants restés sur place. Même dans le stade de base-ball du Superdome cerné par les eaux, où 23 000 habitants avaient trouvé refuge, la situation est devenue critique. Le stade géant n'a ni air conditionné ni électricité. Les toilettes débordent et les détritus s'accumulent dans la chaleur. Hier soir, il était question d'évacuer tous ceux qui y ont trouvé un précaire refuge. L'armée s'activait mercredi pour colmater les deux digues qui protègent certains quartiers de la ville, sous le niveau de la mer. Cernée de plans d'eau, La Nouvelle-Orléans était presque complètement submergée, d'énormes brèches laissant les eaux se déverser du lac Pontchartrain, au nord de la ville, et du fleuve Mississippi, au sud, vers le centre, dans une cuvette (voir infographie ci-contre). Les zones les plus basses de la ville sont par endroits ensevelies sous 6 à 7 mètres d'eau. Les témoignages des rescapés sont terribles: «Il était sur le bord du toit, reprenant sa respiration, raconte un habitant au sujet d'un de ses voisins. Et, un instant plus tard, il est passé devant moi, il flottait.» «Que d'eau! Que d'eau!» Pour reprendre la phrase historique du président de la République française, le maréchal Mac-Mahon lors de la crue de la Garonne en 1875, les mots manquent pour décrire l'ampleur de la catastrophe sur les rivages du golfe du Mexique. La situation évoque l'Atlantide, la cité légendaire engloutie par la mer il y a 11 000 ans et décrite par Platon comme une ville riche et très puissante. Pour les Grecs, l'Atlantide a été détruite par Zeus pour punir ses habitants de vivre dans la dépravation et la corruption. Sur la côte sud des Etats-Unis, les officiels déploraient aussi hier la perte des innombrables casinos de la région.

«Katrina», géopolitique d'un cyclone hors norme Serge Enderlin Les dégâts aux infrastructures pétrolières du golfe du Mexique et portuaires du Mississippi pourraient avoir de sérieuses conséquences pour l'économie mondiale. Le baril n'avait pas besoin de cela, qui danse déjà à une altitude vertigineuse depuis plusieurs semaines. Mais le fait est là: l'ouragan Katrina a bel et bien frappé de plein fouet l'une des zones les plus stratégiques des Etats-Unis pour leur approvisionnement énergétique, ce qui pourrait propulser le pétrole très prochainement vers la barre, aussi mythique que redoutée, des 80 dollars le baril. Quatre-vingts dollars, soit le niveau, en dollars constants, atteint en 1980 pendant le second choc pétrolier qui suivit la destitution du Shah à Téhéran par la révolution islamique. Katrina sera-t-il le déclencheur ultime du troisième choc pétrolier, que l'on qualifiait jusqu'ici de choc «rampant»? Ce n'est pas certain. Mais ce n'est plus exclu. La Louisiane est en effet le quatrième Etat producteur de brut des Etats-Unis, derrière le Texas, l'Alaska et la Californie. Un quart du pétrole américain provient du golfe du Mexique. Or plusieurs centaines de puits offshore ont cessé toute production depuis quatre jours (95% de perte de production), et l'on ne sait pas encore dans quelle mesure les plates-formes ont ou n'ont pas été touchées. Un hélicoptère de la Shell, la compagnie la plus engagée dans la zone, a ainsi pu survoler mardi après-midi la grande plate-forme Mars (225 000 barils par jour). Le pilote a indiqué que l'installation avait subi des dégâts importants dans sa partie supérieure, et que plusieurs tiges de forage étaient à la dérive. Une scène qui pourrait se répéter sur des dizaines d'autres sites, selon des marins de la Coast Guard qui examinent les risques de pollution par marée noire. Leur travail est d'autant plus pénible que l'information, et les spécialistes, font cruellement défaut: l'information parce que plus rien ne passe; les spécialistes parce qu'ils vivaient et travaillaient tous à La Nouvelle-Orléans, en train de sombrer sous les flots en furie du lac Pontchartrain. En clair, la catastrophe pourrait prendre une proportion alarmante non seulement aux Etats-Unis, mais pour l'économie mondiale. Conscient de l'enjeu, le président Bush a donné hier l'ordre de pomper dans les réserves de brut stratégiques des Etats-Unis (700 millions de baril). Une mesure exceptionnelle destinée à donner un peu d'air au marché du pétrole. Le cours de l'or noir s'est aussitôt légèrement replié, repassant au-dessous de la barre des 70 dollars. A Riyad, le roi Abdallah a promis de mettre rapidement 1,5 million de barils de plus sur le marché, comme les Saoudiens le font à chaque crise géopolitique majeure, sans grand résultat. Plus grave encore, l'incertitude est totale sur les dégâts subis par le LOOP (Louisiana Offshore Oil Port), le plus grand terminal pétrolier offshore des Etats-Unis, le seul capable d'accueillir les supertankers en provenance de l'étranger. S'il devait cesser ses opérations, l'Amérique serait privée d'une installation par laquelle transite un million de barils par jour, 11% de ses importations d'or noir. Enfin, pour terminer la liste des calamités, Katrina a aussi sévèrement endommagé les grandes raffineries, qui pullulent sur la côte. Des raffineries déjà montrées du doigt ces derniers mois en raison de leur obsolescence (pas une nouvelle installation construite depuis un quart de siècle), et surtout parce qu'elles ne raffinaient plus assez vite pour suivre la demande. Si l'œil du cyclone a finalement évité le centre de l'agglomération de La Nouvelle-Orléans, avant de se diriger vers la côte de l'Etat du Mississippi, il a par contre passé pile sur le delta du fleuve, ce qui soulève des questions angoissantes sur la navigabilité de celui-ci. Le Mississippi est en effet l'artère économique névralgique des Etats-Unis de l'intérieur, véritable autoroute fluviale vers laquelle converge la quasi-totalité de la production agricole (blé, maïs, soja, fourrage) destinée à l'exportation. Elle dessert les plaines du Midwest, du nord au sud du pays, entre les Appalaches et les Rocheuses. L'équation est donc simple: plus de Mississippi, plus de cargos de blé pour l'Europe, l'Asie ou l'Amérique latine. A ce stade, on ne sait pas encore, si, et de quelle manière, les millions de tonnes de limon remuées par le passage de l'ouragan ont déplacé les bas-fonds dans le delta, porte de sortie du fleuve sur le golfe du Mexique. Si le scénario devait se vérifier, même à moitié, son impact serait incalculable: le port de La Nouvelle-Orléans est le premier des Etats-Unis par le tonnage, et le cinquième au monde.
La croisade grossière contre les climatologues tombe très mal Pierre Veya «Katrina» conforte ceux qui dénoncent la trop grande dépendance des Etats-Unis à l'égard du pétrole. Les ravages extrêmes causés par le cyclone Katrina vont, une fois de plus, exacerber le débat sur les changements climatiques aux Etats-Unis. Les mouvements écologistes ont tous rappelé au bon souvenir des Américains l'une des dernières études sur les ouragans publiée, il y a tout juste un mois, par Kerry Emmanuel. Selon ce climatologue du MIT, le réchauffement de la température des océans, que l'on constate depuis une trentaine d'années, expliquerait pourquoi les cyclones ont redoublé de violence. Dans son étude, il attirait particulièrement l'attention sur les risques pour les Etats du sud du pays, précisément ceux touchés par Katrina. En quarante-huit heures à peine, il est devenu le gourou des médias qui cherchent à comprendre pourquoi le ciel tombe sur la tête des Américains. S'il n'entre pas dans la polémique sur les origines du réchauffement climatique, il affirme simplement que les modèles mathématiques et les lois physiques démontrent qu'un réchauffement de la température des océans double la puissance des cyclones. Cet avertissement intervient alors que les élus républicains partent en guerre contre les scénarios climatiques. Ils contestent non seulement la validité des modèles, qu'ils jugent truffés d'incertitudes, mais rejettent l'idée que les émissions de CO2 joueraient un rôle déterminant dans les changements climatiques. A leurs yeux, il est trop tôt pour se prononcer et il faut attendre que la recherche progresse davantage. Mais, depuis peu, ils ne se contentent plus de simples attaques verbales. Le républicain texan Joe Barton, président de la commission de l'énergie et du commerce de la Chambre des représentants, connu pour ses liens avec l'industrie pétrolière, vient d'exiger, tel un juge, qu'on lui remette tous les documents produits par trois des plus éminents climatologues américains, qu'il soupçonne carrément de fraudes. Cette attaque a déclenché une vague d'indignations sans précédent, notamment dans les prestigieuses universités de Harvard et de Princeton dont dix-huit professeurs unanimement respectés parlent ouvertement d'une «campagne d'intimidation». Alan Leshner, au nom de l'Association for the Advancement of Science, le comité scientifique indépendant le plus réputé des Etats-Unis, vers qui tant la Maison-Blanche que le Congrès se tournent lorsqu'il s'agit de réfléchir aux grands problèmes scientifiques, a vigoureusement protesté contre cette méthode qu'il qualifie de «douteuse» et assimile à une forme de harcèlement qui vise à discréditer des scientifiques Pour les républicains, du moins ceux qui refusent tout débat sur le réchauffement climatique, cette attaque grossière contre les climatologues tombe au plus mauvais moment. La violence de l'ouragan Katrina annoncée par Kerry Emmanuel ne peut que discréditer leur croisade et notamment la position de la MaisonBlanche que beaucoup d'écologistes et d'industriels jugent irresponsable. Et cela à quelques semaines du débat sur la nouvelle loi sur l'énergie qui a vu une coalition hétérogène imposer à la Maison- Blanche des compromis, notamment la prise en compte des nouvelles énergies et la possibilité par les Etats d'introduire des quotas en leur faveur. Si le lobby des énergies fossiles (pétrole, gaz, nucléaire) se taille la plus grande part du gâteau, la majorité républicaine a été contrainte d'accepter des mesures qui avaient été introduites par Jimmy Carter puis biffées sous l'ère Reagan. Mais depuis, tout a changé: la population américaine s'inquiète de plus en plus de la dépendance pétrolière et de la montée des prix des carburants. Jusqu'ici, la Maison-Blanche n'est pas parvenue à la rassurer, et ses nouveaux projets de forage dans les sanctuaires naturels demeurent très impopulaires. Plusieurs grands groupes industriels comme General Electric annoncent vouloir se conformer au Protocole de Kyoto et d'autres comme ceux de l'industrie du charbon plaident ouvertement pour une politique de lutte contre les émissions du CO2, reconnaissant ainsi implicitement un risque climatique potentiel. Quant aux agriculteurs, ils exigent qu'on double d'ici à 2011 la production de biocarburants, option prise aujourd'hui très aux sérieux par les automobilistes américains surpris par la vitesse à laquelle les prix de l'essence montent à la colonne.
Bilan des catastrophes naturelles les plus meurtrières Le Temps En Chine, un millier de personnes sont mortes cette année dans des catastrophes naturelles. Les inondations ont provoqué la mort de 764 personnes et la disparition de 191 autres. En décembre dernier, plus de 215 000 personnes ont été tuées lors du tsunami. Quatre pays, l'Indonésie, la Thaïlande, la Malaisie et la Birmanie avaient été touchés. En 2003, la canicule qui frappait l'Europe provoquait la mort de 20 000 personnes. Au même moment, les incendies en Italie, en Espagne, au Portugal, en Grèce et en France tuaient des dizaines de personnes dans chaque pays. Le tremblement de terre en Turquie, en 1999, faisait 17 000 morts. La même année, 120 personnes périssaient dans les tempêtes du nord de l'Europe. 139 000 personnes tuées par un cyclone au Bangladesh en 1991. 1908: le plus gros séisme enregistré en Europe survenait en Italie. Bilan: entre 70 000et 100 000 morts. Un tremblement de terre à San Francisco en 1906 détruisait la ville et faisait entre 1000 et 3000 victimes. L'éruption du volcan de la Montagne pelée tuait, en 1902, 28 000 habitants de Saint-Pierre de la Martinique. En 1755, trois secousses sismiques suivies de raz-de-marée et d'incendies faisaient 60 000 morts à Lisbonne.