Guérir la plaie de notre histoire, par Elif Shafak

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12.10.2006

Il y a trois semaines à Istanbul, par une journée venteuse et pluvieuse, je comparaissais devant la justice. J'étais accusée d'"insulte à l'identité turque" dans mon dernier roman, Baba ve piç ("le père et le bâtard", non traduit en français), une saga sur deux familles, les Kazanci, des Turcs, et les Tchakmakchian, des Arméniens. A priori très différentes, ces deux familles avaient une chose en commun : un passé douloureux. Mon livre racontait l'histoire pleine de douleur mais aussi de promesses de ces familles, à travers le regard de plusieurs générations de femmes, et en particulier celui des grands-mères arménienne et turque. Bien qu'il aborde des souvenirs pénibles et des tabous politiques, le roman a reçu en Turquie un accueil chaleureux. Il a été beaucoup lu et commenté librement par de larges pans de la société. Puis un groupe d'avocats ultranationalistes a porté plainte contre moi pour avoir "pris le parti des Arméniens et trahi les Turcs". L'affaire a été portée en justice et un long processus d'interrogatoires et de jugements a débuté.

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L'article 301 du code pénal turc a été utilisé maintes fois pour engager des poursuites contre des esprits critiques, journalistes, rédacteurs en chef, éditeurs, écrivains... De ce point de vue, mon procès n'était que l'énième affaire d'une longue série d'actions en justice. Pourtant, ce procès avait aussi quelque chose de particulièrement étrange et d'inédit. Pour la première fois, c'était une oeuvre de fiction que l'on accusait d'"insulte à l'identité turque".

Plus précisément, c'était sur les personnages arméniens de mon roman que les projecteurs étaient braqués. Ainsi, dans un passage, l'un des personnages en cause, tante Varsenig, déclare avec ferveur : "Dites-moi combien de Turcs, dans l'histoire, ont appris l'arménien. Aucun ! Pourquoi nos mères ont-elles appris leur langue et pas l'inverse ? Qui domine qui, c'est clair, non ? Une poignée de Turcs arrive d'Asie centrale et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ils sont partout, et qu'est-il arrivé aux millions d'Arméniens qui étaient là avant ? Assimilés ! Massacrés ! Orphelins ! Déportés ! Et enfin oubliés !" Mes détracteurs ultranationalistes soutenaient qu'en faisant de telles affirmations mon roman diffusait la thèse du "génocide arménien" et devait pour cela être condamné.

Tant que cet article 301 n'est pas amendé ou amélioré, la Turquie connaîtra d'autres procès de ce genre, en particulier sur les sujets tabous comme la question arménienne. Mais, à l'heure où le Parlement français s'apprête à voter la "loi sur le génocide arménien", je ne peux m'empêcher de craindre que des raisonnements semblables ne soient faits en France.

L'histoire de toute nation a ses épisodes déplorables, et la Turquie ne fait pas exception. Le déni de cette réalité et le rejet de toute mention des événements de 1915 est la pierre d'achoppement sur laquelle bute la démocratie dans mon pays. Il est essentiel de favoriser la prise de conscience des grands événements du passé, aussi sombres soient-ils. Car la mémoire est à la fois une responsabilité et la condition préalable de toute culture démocratique aboutie. Nous, les Turcs, pouvons et devons partager la peine des Arméniens et respecter leur douleur. Nous, les Turcs, pouvons et devons être capables d'affronter les pages sombres de notre passé. Nous pouvons parler des erreurs de nos grands-pères, non pour semer les graines d'une nouvelle hostilité, mais pour construire un meilleur avenir à nos enfants.

Mais la proposition législative française ne contribuera certainement pas à résoudre ce problème historique profondément enraciné. Lorsque des Etats tentent d'imposer une seule version de l'histoire au détriment de toutes les autres, c'est non seulement la liberté d'expression mais aussi l'intérêt authentique pour l'histoire que l'on réprime. Même avec de bonnes intentions, de telles initiatives ne peuvent qu'envenimer les choses. L'histoire de la Turquie avec les Arméniens est un sujet délicat pour toutes les parties concernées, et la guérison de cette vieille blessure n'est possible que si un nombre croissant d'individus, turcs et arméniens, commencent à s'écouter les uns les autres.

En Turquie, les opinions sont violemment tranchées. D'un côté, les partisans de la liberté de pensée et de la démocratie libérale, qui estiment que le pays devrait affronter son passé. De l'autre, les opposants farouches à la candidature turque à l'entrée dans l'Union européenne, qui souhaitent que le pays reste un Etat-nation insulaire, isolé et xénophobe, coupé de l'Occident. Or, si l'Etat français fait pression sur la Turquie par le biais d'une loi, cela jouera exclusivement en faveur de ces derniers. L'intransigeance nourrit l'intransigeance : les sentiments anti-turcs en Europe exacerberont le nationalisme turc, et réciproquement. Le retour de bâton est déjà perceptible. Alors que certains journaux appellent au boycott des produits français, plusieurs hommes politiques évoquent de possibles mesures de rétorsion, avec par exemple l'adoption d'une loi sur le "génocide français en Algérie".

Mais il y a plus grave : la loi française n'améliorera en rien les relations entre Arméniens et Turcs moyens. Les événements de 1915 et leurs stigmates dans le coeur de ces deux peuples restent une plaie ouverte que ne peuvent toucher et guérir que les Arméniens et les Turcs, ensemble, par le dialogue et l'empathie. Pour que cela se produise, il faut que toujours plus de gens aient le courage et la vision nécessaires pour transcender les frontières nationales et les dogmes nationalistes. Le véritable changement viendra d'en bas, non d'en haut, et sera le fait des individus et des peuples, non des Etats et des hommes politiques.

Si l'Etat français adopte cette loi, les intransigeants prendront l'avantage en Turquie. Puis, dans le tumulte de la politique de représailles, ce sera l'escalade verbale machiste et nationaliste. Et, une fois de plus, ce sont les histoires des femmes arméniennes et turques, des grand-mères arméniennes et turques, qui retomberont dans le silence...

Traduit de l'anglais par Julie Marcot ©

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-822731,0.html