Europe: plaidoyer pour une politique extérieure commune

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Par Jürgen HABERMAS et Jacques DERRIDAlundi 02 juin 2003

Jürgen HabermasNé en 1929 à Düsseldorf. Ses premiers travaux philosophiques sont une critique des thèses de Heidegger. Il est souvent intervenu dans les débats politiques, notamment en Allemagne à propos de l'identité nationale. Derniers ouvrages parus : l'Espace public, (Payot, 2003) et l'Ethique de la discussion et la question de la vérité (Grasset, 2003).Jacques DerridaNé en 1930 à El-Biar (Algérie). Professeur de philosophie à l'Ecole normale supérieure, il entamera à partir des années 60 une réflexion sur la «déconstruction» des oeuvres littéraires et philosophiques qu'il étendra aux institutions de l'enseignement. Dernier ouvrage paru : Voyous (Galilée, 2003).Mobiliser les intellectuels européens pour occuper «l'espace public» qui s'est dessiné dans la communauté au moment de la guerre en Irak : c'est le pari du philosophe allemand Jürgen Harbermas qui a invité plusieurs de ses collègues à intervenir le même jour dans les journaux de leurs pays respectifs : Umberto Eco en Italie, Fernando Savater en Espagne, etc. La date choisie, ce samedi 31 mai, coïncide avec le début d'un débat essentiel au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe que préside Valéry Giscard d'Estaing, celui qui touche aux politiques communes et aux modalités du vote les concernant. Jacques Derrida, qui devait rédiger un texte en France, a préféré cosigner celui de Jürgen Habermas que nous publions ci-contre. Le philosophe français s'en explique dans un texte à part. La contribution de Jürgen Habermas est disponible également ce samedi matin dans la Franfurter Allgemeine Zeitung.

Nous ne devrions pas oublier deux dates : celle du jour où les journaux informèrent leurs lecteurs ébahis de l'initiative du président du gouvernement espagnol qui, à l'insu de ses collègues de l'Union, invitait les gouvernements européens favorables à la guerre à manifester leur loyauté à l'égard de Bush ; mais également le 15 février 2003, lorsque, dans les rues de Londres, Rome, Madrid, Barcelone, Berlin et Paris, des manifestations monstres ont répondu à ce coup de main. La simultanéité de ces événements ­ les plus importantes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ­ pourrait bien, rétrospectivement, entrer dans les livres d'histoire comme le signal attestant la naissance d'un espace public européen.

Pendant les mois de plomb qui précédèrent la guerre d'Irak, on vit se mettre en place une division du travail, moralement obscène, qui avait de quoi nous retourner les sangs. D'un côté, la grande opération logistique du déploiement militaire ; de l'autre, l'affairement fébrile des organisations humanitaires : deux mouvements qui s'engrenaient parfaitement comme des rouages de précision. Témoin de ce spectacle, la population ­ privée de toute initiative ­ qui allait fournir les victimes. Ce qui a fait se lever les citoyens européens, c'est sans aucun doute la puissance des sentiments. En même temps, la guerre a fait prendre conscience aux Européens du naufrage depuis longtemps annoncé de leur politique extérieure commune. Comme partout ailleurs dans le monde, l'impudence avec laquelle il a été contrevenu au droit international a attisé en Europe la controverse sur l'avenir de l'ordre international. Mais les arguments propres à semer la division nous ont touchés, nous Européens, plus profondément.

Les lignes de fracture sont connues ; cette controverse toutefois les a rendues plus nettes. Les antagonismes sur le rôle de la superpuissance, sur l'avenir de l'ordre mondial, sur la pertinence du droit international et de l'ONU, ont permis de faire apparaître en plein jour des oppositions qui demeuraient latentes. Le fossé qui sépare, d'un côté, les pays continentaux et les pays anglo-saxons, et, de l'autre, la «vieille Europe» et les pays d'Europe centrale candidats à l'adhésion est désormais un peu plus profond. En Grande-Bretagne, les relations spéciales qui unissent ce pays aux Etats-Unis ne sont nullement incontestées ; pourtant, aujourd'hui comme hier, elles demeurent largement privilégiées dans l'ordre des préférences du 10 Downing Street. De même, les pays d'Europe centrale aspirent à entrer dans l'Union européenne ; pour autant, ils ne sont pas disposés à voir leur souveraineté, tout juste conquise, à nouveau limitée. La crise irakienne n'a été qu'un catalyseur. Même au sein de la Convention de Bruxelles, l'opposition devient patente entre les pays qui veulent un véritable approfondissement de l'UE et ceux qui ont un intérêt compréhensible à geler le mode existant d'administration intergouvernementale, ou au mieux à ne lui apporter que des changements cosmétiques. Désormais, l'existence de cette opposition ne peut plus être voilée.

La future Constitution nous dotera d'un ministre européen des Affaires étrangères. Mais à quoi servira cette nouvelle fonction dès lors que les gouvernements ne sont pas d'accord sur une politique commune ? Un Fischer muni des attributs de sa nouvelle charge serait aussi impuissant qu'un Solana aujourd'hui. Il reste que seuls les Etats du «noyau dur» européen sont disposés à allouer à l'UE certaines qualités étatiques. Qu'est-ce que cela fait si ces pays sont les seuls à pouvoir se mettre d'accord sur une définition de l'«intérêt propre» ? Pour éviter que l'Europe ne se désagrège, ces pays doivent sans tarder mettre en branle le mécanisme de «coopération renforcée» décidé à Nice afin d'initier, dans une «Europe à plusieurs vitesses», non seulement une politique étrangère commune mais également une politique de sécurité et de défense commune. Cela créera une aspiration à laquelle les autres membres ­ d'abord dans la zone euro ­ ne devraient pas pouvoir se soustraire durablement. Dans le cadre de la Constitution européenne à venir, il ne peut ni ne doit exister de séparatisme. Donner le ton ne signifie pas exclure. L'avant-garde du noyau dur ne doit pas se figer en «petite Europe» ; comme ce fut bien souvent le cas, elle doit être la locomotive. Ne serait-ce que parce qu'il y va de leur intérêt, les Etats favorables à une étroite collaboration laisseront bien sûr la porte ouverte. Et cette porte, les invités la franchiront d'autant plus vite que le noyau dur se sera rapidement révélé capable d'agir vis-à-vis de l'extérieur, qu'il aura démontré que, dans une société mondiale complexe, les divisions ne sont pas seules à compter ; compte aussi la puissance molle des calendriers de négociations, des relations et des avantages économiques.

Dans ce monde, un durcissement de la politique ne saurait se payer du prix d'une alternative aussi bête que coûteuse comme celle de la guerre ou de la paix. Il faut que l'Europe jette son poids dans la balance, au niveau international et dans le cadre des Nations unies, et qu'elle fasse pièce à l'unilatéralisme hégémonique des Etats-Unis. Dans les sommets sur l'économie mondiale et dans les institutions de l'Organisation mondiale du commerce, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, il faudrait qu'elle puisse influer sur la forme qui sera donnée à l'avenir à une politique intérieure mondiale.

Il est vrai qu'une politique propre à une configuration toujours plus intégrée de l'UE se heurte aux moyens limités de l'actuelle orientation administrative. Ce sont jusqu'ici les impératifs fonctionnels imposés par la création d'un espace économique et monétaire commun qui ont servi à promouvoir les réformes. Leur capacité motrice est désormais épuisée. Une politique capable d'assumer une mise en forme de l'avenir, et qui réclame des Etats-membres non seulement qu'ils mettent de côté les obstacles de la concurrence mais encore qu'ils accèdent à une volonté commune, ne peut reposer que sur les motivations et les convictions des citoyens eux-mêmes. Des décisions à la majorité portant sur les grandes orientations de la politique extérieure ne peuvent escompter l'aval des minorités qui devront s'y soumettre que si celles-ci sont solidaires. Or cela suppose un sentiment d'appartenance politique. Les populations doivent, en quelque sorte, «faire monter d'un cran» leurs identités nationales pour les faire accéder à une dimension européenne. Toujours limitée aujourd'hui à la co-appartenance à une même nation, la solidarité civique est déjà une réalité bien abstraite, il n'empêche qu'elle doit pouvoir être étendue à l'avenir aux citoyens des autres nations européennes.

Voilà qui introduit la question de l'«identité européenne». Seule la conscience d'un même destin politique alliée à la perspective convaincante d'un avenir commun peut empêcher les pays ou les groupes mis en minorité de vouloir faire obstruction à une volonté majoritaire. En principe, les citoyennes et citoyens d'une nation doivent considérer comme «étant des nôtres» les citoyennes et citoyens de toute autre nation européenne. Mais c'est là une aspiration qui fait donner de la voix à bien des sceptiques : existe-t-il des expériences, des traditions et des acquis communs qui fondent chez tout citoyen européen la conscience d'un destin politique dont nous ayons fait l'épreuve commune et que nous pourrions à l'avenir façonner en commun ? Une «vision» attrayante de l'Europe à venir, capable d'être contagieuse, ne tombera assurément pas du ciel. Elle ne peut naître, pour l'instant, que d'une inquiétante sensation d'embarras. Mais elle peut également surgir de l'embrouillamini d'une situation dans laquelle, nous, Européens, sommes renvoyés à nous-mêmes. Et elle doit trouver à s'articuler dans la cacophonie débridée d'un espace public où les voix sont nombreuses. Si jusqu'à maintenant cette question n'a jamais été mise à l'ordre du jour, c'est parce que, nous autres intellectuels, avons manqué à nos devoirs.

Une identité européenne retorse

Sur ce qui n'engage à rien, il est aisé de se mettre d'accord. Nous rêvons tous devant l'image d'une Europe pacifique, coopérative, ouverte aux autres cultures et au dialogue. Nous saluons cette Europe qui, dans la seconde moitié du XXe siècle a trouvé des solutions exemplaires à deux problèmes. D'ores et déjà, en effet, l'Europe se présente comme une forme de «gouvernement au-delà des Etats-nations», qui, dans la constellation postnationale, pourrait faire école. De même, les régimes européens de protection sociale ont longtemps été des modèles. Certes, dans le cadre des politiques nationales, c'est désormais la défensive qui prévaut à leur égard. Mais il est impensable qu'une politique visant à dompter un capitalisme qui n'a cure des frontières retombe en deçà des critères de justice sociale qu'ils ont instaurés. Pourquoi l'Europe, qui a pu venir à bout de deux problèmes d'un tel ordre de grandeur, ne devrait-elle pas également relever cet autre défi consistant à mettre en avant et à défendre contre des projets concurrents un ordre cosmopolitique sur la base du droit international ?

Sans doute, si on s'arrangeait pour mettre en place une discussion à l'échelle de l'Europe, devrait-on rencontrer des dispositions existantes, en attente, pour ainsi dire, d'un processus stimulant à travers lequel puisse s'expliciter l'identité européenne (Selbstverständigungs-prozess). C'est une hypothèse audacieuse que deux faits paraissent toutefois contrarier. Les acquis historiques les plus importants de l'Europe n'ont-ils pas, en raison même du succès qu'a rencontré leur capacité à forger une identité, perdu l'essentiel de leur ressort ? Par ailleurs, quelle force se montrera capable de donner sa cohésion à une région qui se caractérise, comme nulle autre, par une rivalité permanente entre des nations pourvues d'une telle conscience de soi ?

Une civilisation déchirée par les conflits

Le christianisme et le capitalisme, la science de la nature et la technologie, le droit romain et le code Napoléon, l'urbanité, la démocratie et les droits de l'homme, la sécularisation de l'Etat et de la société, tous ces acquis se sont étendus à d'autres continents et ne sont plus l'apanage de l'Europe. Il existe sans nul doute une forme d'esprit occidental enracinée dans la tradition judéo-chrétienne qui possède des traits caractéristiques. Mais, là encore, cet habitus intellectuel qui se distingue par son individualisme, son rationalisme et son activisme est partagé avec les Etats-Unis, le Canada, l'Australie. L'«Occident» comme configuration intellectuelle dépasse désormais l'Europe.

L'Europe est, en outre, composée d'Etats-nations qui ne cessent de se démarquer les uns des autres de manière polémique. La conscience nationale, dont sont imprégnées les langues, les littératures et les histoires nationales, a fonctionné pendant longtemps comme une pile explosive. Il faut cependant ajouter que, en réaction à la puissance destructrice de ce nationalisme, des types d'attitude se sont aussi forgés qui, aux yeux des non-Européens, donnent à l'Europe, dans son incomparable et son ample multiplicité culturelle, son visage d'aujourd'hui. Une civilisation qui, depuis tant de siècles, a été, plus que n'importe quelle autre, déchirée par les conflits entre villes et campagnes, entre pouvoirs ecclésiastique et séculier, par la concurrence entre la foi et le savoir, par les luttes de domination politique et les antagonismes de classe, ne pouvait qu'apprendre dans la douleur comment les différences peuvent être communicantes, comment les oppositions peuvent s'institutionnaliser et comment les tensions peuvent être stabilisées. La reconnaissance des différences ­ la reconnaissance mutuelle de l'autre dans son altérité ­ peut aussi devenir la marque d'une identité commune.

La pacification des oppositions de classes par l'Etat social et l'autolimitation de la souveraineté des Etats dans le cadre de l'Union européenne n'en sont que les exemples les plus récents. Dans le troisième tiers du XXe siècle, l'Europe, de ce côté-ci du rideau de fer, a connu ce qu'Eric Hobsbawm appelle son «âge d'or». Depuis, certains traits d'une mentalité politique commune sont devenus à ce point identifiables que les non-Européens reconnaissent en nous bien plutôt l'Européen que l'Allemand ou le Français ­ et ce, non seulement à Hongkong, mais aussi à Tel-Aviv. Et c'est vrai : dans les sociétés européennes, la sécularisation est relativement plus avancée qu'ailleurs. Ici, les citoyens regardent toujours avec une certaine défiance les empiétements entre politique et religion. Les Européens ont une confiance relativement grande dans les capacités d'organisation et de régulation de l'Etat, mais ils sont plutôt sceptiques sur celles du marché. Ils ont aussi un sens marqué de la «dialectique de la Raison», et ne nourrissent pas à l'égard des progrès technologiques des attentes d'un optimisme sans faille. Ils affirment leurs préférences pour la sécurité que leur garantit l'Etat-providence et pour les réglementations qui favorisent la solidarité. Le seuil de tolérance vis-à-vis du recours à la force contre les personnes est en Europe, au regard de ce qu'il est ailleurs, plutôt bas. Enfin, s'il existe le désir que s'instaure un ordre international multilatéral et réglementé juridiquement, il va de pair avec l'espérance en une politique intérieure mondiale effective, menée dans le cadre d'une ONU réformée.

C'est un fait que la constellation qui a permis à ces Européens privilégiés qu'étaient les Européens de l'Ouest de développer dans l'ombre de la guerre froide une telle mentalité est, depuis les années 1989-1990, sur le déclin. Cependant, le 15 février a révélé que la mentalité avait survécu au contexte qui l'avait fait naître. Cela explique aussi pourquoi la «vieille Europe» s'estime défiée par la gaillarde politique hégémonique mise en oeuvre par la superpuissance alliée. Et pourquoi tant de gens en Europe, quoique saluant la chute de Saddam comme une libération, n'en condamnent pas moins, en ce qu'elle est contraire au droit international, une invasion unilatérale, de caractère préventif et justifiée de manière mensongère. Reste à savoir quelle est la stabilité de cette mentalité et si ses racines atteignent en profondeur les expériences historiques et les traditions.

Nous savons aujourd'hui que bien des traditions politiques qui exigent autorité en se prévalant de leur caractère naturel ont été en fait «inventées». Face à cela, une identité européenne, née sous les lumières de l'espace public, aurait depuis toujours quelque chose de construit. Il reste que ne porte la marque de la volonté gratuite que ce qui a été construit à partir d'un arbitraire. La volonté politico-éthique qui s'exprime herméneutiquement à travers des processus où s'explicite collectivement le rapport que l'on a à soi-même n'est pas un arbitraire. La différence entre l'héritage que nous assumons et celui que nous entendons refuser exige autant de circonspection que la décision portant sur la manière dont nous lisons cet héritage afin de nous l'approprier. Les expériences historiques ne sont candidates qu'à une appropriation consciente ; sans cette conscience, il leur serait en effet impossible d'acquérir la force capable de forger les identités. Nous conclurons donc en proposant quelques «candidats-vedettes» à la lumière desquels le profil de la mentalité européenne issue de l'après-guerre pourrait apparaître de manière encore plus nette.

Les racines historiques d'un profil politique

Le rapport des Eglises et de l'Etat s'est développé de manière différente dans l'Europe moderne selon que l'on se trouve de ce côté-ci des Pyrénées ou de l'autre, au nord ou au sud des Alpes, à l'est ou à l'ouest du Rhin. La neutralité de la puissance publique par rapport à toute vision du monde a pris dans les divers pays européens une forme juridique à chaque fois différente. Il reste que, au sein de la société civile, la religion adopte partout une position apolitique analogue. Même si l'on peut regretter cette privatisation sociale de la foi, force est d'admettre qu'elle a des conséquences appréciables pour la culture politique. Sous nos latitudes, on imagine assez mal un Président commençant sa journée d'homme d'Etat par une prière publique et justifiant certaines de ses décisions politiques lourdes de conséquences par sa mission divine.

Le phénomène qui a vu la société civile s'émanciper des divers régimes absolutistes n'est pas allé de pair, partout en Europe, avec la prise de contrôle et la transformation démocratique de l'Etat administratif moderne. Toutefois, le rayonnement des idées qui a accompagné la Révolution française et qui a baigné toute l'Europe explique, entre autres, pourquoi, ici, la politique a pris dans sa double forme ­ d'instance destinée à garantir les libertés et de pouvoir organisation nel ­ un caractère positif. En revanche, l'implantation du capitalisme s'est accompagnée d'une forte opposition de classes. C'est ce souvenir qui empêche aujourd'hui une appréciation du marché aussi peu exempte de préjugés. Il se peut toutefois que cette évaluation différente de la politique et du marché soit ce qui renforce les Européens dans leur confiance à l'égard de l'Etat ­ Etat dans lequel ils voient une puissance capable de donner forme à une démarche civilisatrice et dont ils attendent d'ailleurs qu'il corrige les «défaillances du marché».

Le système des partis issu de la Révolution française a souvent été copié. Mais il n'y a qu'en Europe où il serve également à mettre les idéologies dans une compétition qui permet que les pathologies sociales résultant de la modernisation capitaliste soient soumises à une appréciation politique permanente. Voilà ce qui aiguise la sensibilité des citoyens aux paradoxes du progrès. L'enjeu du conflit qui oppose les interprétations conservatrice, libérale et socialiste réside dans la mise en balance de deux aspects : les pertes qu'entraîne la désintégration des formes de vie traditionnelles et protectrices l'emportent-elles sur les gains d'un progrès chimérique ? Ou est-ce au contraire les gains que, par des processus de destruction créatrice, on peut prévoir aujourd'hui pour demain, qui l'emportent sur les souffrances qu'endurent les perdants de la modernisation ?

Ayant eu des répercussions durables, les différences de classe ont été vécues en Europe comme un destin que seule l'action collective pouvait infléchir. C'est pourquoi, que ce soit dans le cadre des mouvements ouvriers ou dans celui des traditions chrétiennes sociales, un ethos de la lutte pour «plus de justice sociale» ­ ethos solidaire et visant à un égal respect pour chacun ­ s'est imposé contre l'ethos individualiste d'une justice méritocratique qui s'accommode des inégalités sociales les plus frappantes.

L'Europe actuelle a été façonnée par les expériences totalitaires du XXe siècle et par la Shoah ­ la persécution et la destruction des juifs européens, dans lesquelles les sociétés des pays occupés ont également été impliquées par le régime nazi. Les confrontations autocritiques relatives au passé ont permis que soient remis en mémoire les principes moraux de la politique. Qu'il y ait en Europe une sensibilité plus grande aux atteintes portées à l'intégrité personnelle et physique, c'est ce qui se reflète, entre autres, dans la position du Conseil de l'Europe et de l'UE qui font du renoncement à la peine capitale une condition d'adhésion.

Par le passé, toutes les nations européennes ont fait preuve d'un bellicisme qui les a conduites à des confrontations sanglantes. De ces expériences qui mobilisèrent autant les esprits que les armées, elles tirèrent après la Seconde guerre mondiale la conséquence qu'il fallait développer des formes nouvelles de coopération supranationale. Le succès de l'Union européenne a conforté les Européens dans la conviction qu'il n'y avait de domestication possible du recours à la violence étatique, y compris au niveau mondial, que par la restriction mutuelle de marges de manoeuvre laissées à la souveraineté.

Chacune des grandes nations européennes a connu un moment d'impérialisme et, ce qui est plus important dans notre contexte, a dû faire face à l'expérience que constituait la perte de son empire. Cette expérience du déclin a été, dans la plupart des cas, liée à la perte des empires coloniaux. Or cette époque de domination et d'histoire coloniales est désormais suffisamment lointaine pour que les puissances européennes adoptent ­ ce qui est une chance ­, par rapport à elles-mêmes, une distance réflexive. C'est ainsi qu'elles ont pu apprendre, à partir de la perspective du vaincu, à se percevoir dans le rôle douteux de ces vainqueurs auxquels il est demandé des comptes pour ce qu'ils ont fait ­ en l'occurrence, moderniser à marche forcée des cultures qu'ils ont coupées de leurs propres racines. Il se pourrait bien que ce soit cela qui, chez les Européens, ait encouragé une certaine aversion pour l'eurocentrisme et donné des ailes à l'espérance kantienne en une politique intérieure mondiale.

Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme

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